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Images uniques de Nantes

4 images uniques de Nantes datant de l’invention de la photographie

Du quai Baco – Attribué à Henri Lamoré-Forest – Vers 1839-1840 – Daguerréotype de format pleine plaque – © Musée d’histoire de Nantes cliché WestImage – Art Digital Studio

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L’invention du daguerréotype

Le 7 janvier 1839, lors d’une séance de l’Académie des sciences de Paris, le physicien François Arago présente une nouvelle invention qui va révolutionner le monde de l’image. Ce procédé permet de reproduire, de façon mécanique et chimique grâce à l’usage d’une chambre noire, les images du réel dans leur instantanéité. Mis au point par Louis Jacques Mandé Daguerre et portant désormais son nom, le daguerréotype marque la naissance officielle de la photographie.

Il faut attendre le 22 juin de la même année pour suivre son fulgurant développement, date à laquelle Daguerre et Isidore Niépce concèdent à Alphonse Giroux et Susse Frères l’exclusivité de la fabrication et de la vente de la chambre daguerréotype. Les premiers appareils sont maintenant disponibles et l’invention, sur proposition d’Arago, est acquise le 7 août 1839 par le gouvernement français qui l’offre à l’humanité. Dès le 20 août, les tout premiers daguerréotypes sont réalisés à Paris. Le procédé se diffuse alors en France et à l’étranger.

Le daguerréotype est une image unique sans négatif, fruit de la seule prise de vue. Cette image rare est fixée sur une plaque de cuivre recouverte d’une pellicule d’argent polie et réfléchissante. La plaque, dont il existe plusieurs formats (pleine plaque – environ 22 x 16 cm –, demi-plaque, quart de plaque et sixième de plaque), est ensuite préparée et montée sur un châssis en bois, prête à l’usage. Placée dans la chambre noire, elle est alors sensibilisée par l’ouverture du diaphragme. Après un temps de pose long, plusieurs minutes, (les manuels conseillent au daguerréotypiste de surveiller l’heure ! Ce temps est énormément réduit dès 1840 pour finalement n’être que de quelques secondes), le diaphragme est refermé. La plaque est prête pour sa révélation. Le développement de l’image est effectué grâce à du mercure chauffé à 75 °C dont les vapeurs se condensent sur la plaque et se combinent à l’iodure d’argent, formant un amalgame aux endroits où la lumière a agi. L’image apparaît ainsi. La plaque est ensuite fixée par une série de bains à l’eau pure et dans une dissolution d’hyposulfite. Pour la conserver, elle est obligatoirement encadrée sous verre à l’abri des manipulations et de l’oxydation de la plaque argentée. Le résultat est une image d’une grande qualité, ayant beaucoup de profondeur, où les détails demeurent remarquables. Son point faible, hormis sa conservation complexe, est qu’elle n’est pas reproductible, ce n’est pas un négatif, et que l’image « imprimée » est toujours à l’envers.

Le pont de la Belle-Croix – Attribué à Henri Lamoré-Forest – Vers 1839-1840 – Daguerréotype de format pleine plaque

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La diffusion du daguerréotype à Nantes

L’invention ayant été publiée et testée à Paris, la capitale devient de fait le foyer du développement du daguerréotype. Les premiers ateliers sont ouverts et l’engouement est tout de suite très vif, notamment pour les portraits. Mais la France n’est pas en reste, du moins au début dans de rares grandes villes car « en province, on est d’une indifférence et d’une ignorance à ce sujet stupéfiantes ! » (Le daguerréotypiste Adolphe d’Hastrel, 1842). Les premières chambres circulent donc très vite, acquises par des amateurs fortunés (la chambre daguerréotype coûte cher, pas moins de 400 francs en 1840 soit l’équivalent d’un an de salaire d’un ouvrier, les prix baisseront ensuite). Nous connaissons aujourd’hui la date d’arrivée du daguerréotype à Nantes par la publication d’une note de F. Verger dans les Archives curieuses de la ville de Nantes (tome 3, page 412) : « C’est dans les premiers jours d’octobre (1839) qu’ont eu lieu les essais du daguerréotype par un amateur. Cette découverte tout à fait phénoménale tiendra le premier rang parmi celles du XIXème siècle». Dès 1840, la Galerie de tableaux et magasin d’objets en tous genres pour la peinture, l’aquarelle, de Henri Baudoux, au 10 rue de l’Arche-Sèche, propose et ce, jusqu’en 1843, des daguerréotypes et « des leçons sur la manière de s’en servir ». Henri Baudoux est l’un des tout premiers daguerréotypistes connus à Nantes. Il sera suivi par A. Chevard, actif vers 1843-1845, et par Karl de Strasbourg. En 1843, l’établissement de ce dernier, situé au 22 rue de Versailles, est référencé dans les Étrennes nantaises, à la rubrique daguerréotypie. L’année suivante, l’atelier est transféré au 32 boulevard Delorme, dans un nouveau quartier, plus propice à ses affaires. Dans sa publicité, M. Karl prend soin de préciser son offre : « Portraits au daguerréotype, tous les jours, de 7 heures du matin à 4 heures du soir. Un pavillon spécialement construit permet d’opérer en tout temps, sans que le soleil soit nécessaire, sans que la pluie ait une influence fâcheuse ». Il exerce son activité jusqu’en 1850. De 1846 à 1848, Karl ainsi que Roiné, fabriquant de cartes à jouer installé quai Cassard, se partagent le marché nantais de la daguerréotypie, qui devient à partir de 1849 plus concurrentiel. Ensuite, neuf ateliers sont cités dans les almanachs nantais : Auguste, passage Pommeraye ; Bazelais, 1 quai Flesselles ; Donet, 1 rue de la Fosse ; Eugenne, 10 rue du Pas-Périlleux ; Félix, 20 rue du Chapeau-Rouge ; Moreno, 20 rue Crébillon ; Perrin C., 2 rue de Briord ; Razimbaud, 16 rue Boileau ; Roiné, quai Cassard. La mode du daguerréotype ne se cantonne pas à la pratique de photographes déclarés ayant pignon sur rue. Des amateurs aisés se sont également saisis de ce nouveau procédé : Henri Lamoré-Forest (1810-après 1846) a mené plusieurs campagnes dans le pays nantais et Eugène Lebœuf (1792-1879), fils d’un riche industriel d’Ingrandes, a réalisé de nombreux clichés, notamment une très belle vue du théâtre Graslin. Avec le développement de nouveaux procédés photographiques comme le collodion humide sur négatif, la rubrique dans les annuaires liée à la daguerréotypie disparaît définitivement en 1863 comme l’usage de l’invention.

Les quais de Nantes, près de l’hôtel des Tourelles – Attribué à Henri Lamoré-Forest – Vers 1839-1840 – Daguerréotype de format pleine plaque

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De l’usage des daguerréotypes

Bien souvent, ce sont des marchands d’art, des éditeurs de livres ou des opticiens qui ont popularisé le daguerréotype. L’usage le plus courant est celui du portrait dont la mode agite toute la société de l’époque. Le daguerréotype de paysage, urbain ou rural, est beaucoup plus rare et celui-ci relève souvent d’une intention, celle de préparer l’édition d’un livre dont l’image gravée traditionnellement, copiée du daguerréotype, se révèle être de la même précision de détails que l’image photographique.

Un livre est publié à Nantes dès 1842 par l’imprimeur Jules Forest. Intitulé La Loire-Inférieure, vues de Nantes et de ses environs, prises au daguerréotype et gravées par les premiers graveurs de Paris, dont Frédéric Salathé (1793-1858), ce livre est l’unique exemple de cet usage dans la cité bretonne. Novateur, cet ouvrage, prévu à l’édition en dix livraisons de deux images, est à rapprocher des rares publications françaises du début des années 1840, telles Paris et ses environs reproduits par le daguerréotype (1840) et Excursions daguerriennes, représentant les vues et les nombreux monuments anciens et modernes les plus remarquables du globe (1841-1843).

Ce travail d’édition semble être engagé très tôt à Nantes, dès les premières prises au daguerréotype, comme le souligne le journal Le Breton du 28 octobre 1839 : « muni d’un daguerréotype, cet habile éditeur [Jules Forest] travaille en ce moment à recueillir une collection des principales vues de Nantes et de ses environs, qu’il reproduira et multipliera ensuite par la lithographie […] nous ajouterons aujourd’hui que la première vue obtenue par M. Forest est celle de la Petite-Hollande ; c’est une des plus belles planches daguerréotypées que nous ayons vues jusqu’à ce jour. »

Les deux daguerréotypes acquis par le musée d’histoire de Nantes lors de la vente Sotheby’s du 15 novembre 2013 sont vraisemblablement des épreuves de ce travail. Le premier est une vue du port, Les quais de Nantes, prise depuis la pointe de la Petite-Hollande en regardant vers l’aval, au format pleine plaque (22,2 x 16,5). Monté sous papier original et non annoté, il est daté entre 1839 et 1842. Nous y voyons le port et son activité maritime, la belle ligne d’ormes ornant le quai de la Fosse, l’embarcadère des bateaux à vapeur de Paimbœuf et, de l’autre côté de l’image, les quais animés et industrieux de l’île Gloriette. Tout au fond se dégage la butte Sainte-Anne. Les quais de Nantes a servi à la gravure dite Vue prise de la place de la petite hollande, gravure n° 10 du livre de Jules Forest.


Planche vue prise de la place de la petite hollande
La Loire-Inférieure, vues de Nantes et de ses environs, prises au daguerréotype et gravées par les premiers graveurs de Paris
Gravure n° 10 / Graveur François Salathé / Éditeur Jules Forest / Coll. Musée d’histoire de Nantes

Le second, annoté « Du quai Baco » au crayon sur le montage, est de format pleine plaque et également monté sous papier original. Il a été pris de l’amont vers l’aval sur le quai de Loire faisant face à celui du château des ducs de Bretagne, près du nouveau pont suspendu. Le bâtiment que nous voyons au premier plan est la filature Bureau (le moulin à vapeur), la future usine LU. Au fond, la composition est fermée par le pont de Belle-Croix et à gauche, par la poissonnerie en bois située à l’extrémité est de l’île Feydeau. Toutefois, l’annotation manuscrite sur son montage, « 1843 », semble l’exclure du projet de Forest.

Ces deux daguerréotypes sont de magnifiques témoins des premiers paysages français, nantais, et vraisemblablement les plus anciens documents photographiques de la Bretagne.

Lors de la présentation de ces daguerréotypes au public en mars prochain, deux autres, tout aussi récemment acquis, seront également exposés. Il s’agit de deux épreuves de format pleine plaque représentant Le pont de Belle-Croix et Les quais de Nantes, près de l’hôtel des Tourelles. Ces deux daguerréotypes ont été réalisés aux mêmes dates que les précédents. Le pont de Belle-Croix est une épreuve pour l’ouvrage de Forest et correspond à la planche n° 5 dite vue du quai de l’hôpital de l’album de Nantes et ses environs, tandis que Les quais de Nantes, près de l’hôtel des Tourelles est un cadrage resserré de la vue générale des quais.


Le pont de Belle-Croix
Daguerréotype / Vers 1839-1842

Planche vue du quai de l’hôpital

La Loire-Inférieure, vues de Nantes et de ses environs,
prises au daguerréotype et gravées par les premiers graveurs de Paris
Gravure n°5
Graveur François Salathé
Éditeur Jules Forest
Coll. Musée d’histoire de Nantes

Les quais de Nantes, près de l’hôtel des Tourelles
Daguerréotype
Vers 1839-1842

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La question de l’auteur

Demeure la question de l’auteur de ces images. Nous l’avons vu plus haut, peu de daguerréotypistes sont à l’œuvre à Nantes à ces dates (entre 1840 et 1842) et seuls Henri Baudoux et Eugène Le Bœuf sont actifs dès 1839. Sont-ils les auteurs de ces images ? C’est une première piste. Peut-il s’agir de Forest lui-même comme il a été parfois dit ? L’information du journal Le Breton sur la constitution par Forest d’une collection de vues de Nantes semblerait l’indiquer, mais Verger, dans les Archives curieuses de la ville de Nantes, cite le travail « d’un amateur » et conclut par cette remarque intéressante : « M. Forest a obtenu plusieurs épreuves fort belles et que tout le monde a pu voir dans son magasin ». L’association dans une même phrase des essais d’un amateur et de la compilation de l’éditeur exclut inévitablement Forest comme auteur de ces premières vues en daguerréotypie. Son travail devait se limiter à recueillir les épreuves réalisées afin de préparer la gravure et le livre. Il y a donc un autre daguerréotypiste à Nantes, proche de Forest et au service de son projet éditorial. Nous connaissons une grande partie de l’ensemble des daguerréotypes ayant servi à l’ouvrage de Forest. Ils furent longtemps conservés dans la famille de l’éditeur mais furent malheureusement dispersés lors d’une vente aux enchères à Londres en 2000 (Christies, Fine Photographs, 5 mai 2000, South Kensington). L’ensemble était composé de dix-huit vues de Nantes, deux d’Ancenis, une de Pornic, une de Batz-sur-Mer, deux du Croisic, trois du château de Goulaine, deux de Châteaubriant, un paysage non identifié et une série de portraits. La quasi-totalité des images annotées étaient datées des années 1840, 1841 et 1842, à l’exception d’une datée de 1843. Cette image illustrant les inondations de la Loire a été depuis revendue chez Sotheby’s en 2011 et publiée dans La Bretagne des photographes, A. Croix, D. Guyvarc’h, M. Rapillard, PUR, 2011. Chose curieuse, le dessin de ce daguerréotype réalisé par La Michellerie a été publié dans le tome 3 des Archives curieuses en 1839 ! Nous pouvons peut-être émettre un doute sur les annotations portées sur les daguerréotypes, celles-ci peuvent être postérieures donc approximatives. Lors de la grande exposition sur le daguerréotype au musée d’Orsay en 2003 (Le daguerréotype français. Un objet photographique, 13 mai-17 août 2003), deux de Nantes furent montrés ainsi que deux autres représentant le château de Châteaubriant, ces derniers attribués à Henri Lamoré-Forest. Or ces deux images se complètent en un panorama avec la dernière vendue à Londres en 2000, et parmi le lot de portraits issu du même ensemble et proposé lors de la vente, figurait celui de Henri Lamoré-Forest, au revers duquel était portée cette annotation : « né le 2 février 1810, ce portrait a été fait au daguéréotype (sic) le 3 mars 1846, j’avais 36 ans ». Parent de Forest, son portrait était associé à d’autres membres de la famille présents dans ce lot vendu à Londres et accompagnant les daguerréotypes. S’agit-il de l’auteur de la série ayant servi à l’ouvrage de Jules Forest ? C’est désormais très probable. De plus, la chimie, si particulière, utilisée par l’auteur des vues de Châteaubriant est la même que celle de la série nantaise et nous amène à penser qu’il s’agit de la même main. Reste maintenant à éclaircir la vie et l’œuvre de ce pionnier de la photographie française, la campagne effectuée à Nantes étant l’une des toutes premières en France, avec sa traduction innovante que fut une publication qui devait révolutionner l’usage de l’image dans le livre : La Loire-Inférieure, vues de Nantes et de ses environs, prises au daguerréotype et gravées par les premiers graveurs de Paris. Le travail de l’historien commence !

Bertrand Guillet, directeur du Château des ducs de Bretagne