4 questions à Charles Fréger

Interview du photographe Charles Fréger dans le cadre de son exposition AAM AASTHA qui a lieu au Château des ducs de Bretagne – musée d’histoire de Nantes du 2 juillet au 27 novembre 2022.

POURRIEZ-VOUS NOUS DÉCRIRE VOTRE DÉMARCHE PHOTOGRAPHIQUE ET PLUS PARTICULIÈREMENT CELLE QUE VOUS AVEZ ADOPTÉE POUR AAM AASTHA ?

Je pratique le portrait photographique depuis 1999. Le portrait, individuel, déployé en série, a d’emblée constitué pour moi le point d’entrée pour explorer des communautés. Entre 1999 et 2008, j’ai constitué un ensemble de séries, regroupées sous le titre « portraits photographiques et uniformes » et dédiées aux identités de groupes, souvent des communautés d’apprentissage (scolaires, militaires, sportives, etc.).
Toutes les séries répondaient à une forme de protocole visuel similaire : une prise de vue centrée sur le sujet, cadrée en pied ou en buste, plus ou moins frontale et toujours accompagnée, en intérieur ou en extérieur, d’un éclairage assez doux et homogène. J’ai réalisé assez vite que les groupes que je photographiais déploient chacun à leur manière, des rituels, qui manifestent des façons d’être ensemble. Graduellement, je me suis dirigé vers des communautés qui portent une théâtralité très assumée, explicite et notamment donc, à partir de 2008, vers des groupes pratiquant la mascarade.

En 2010, la série Wilder Mann dédiée aux mascarades d’hiver en Europe a été fondatrice de ce que je peux définir rétrospectivement comme le deuxième chapitre de mon travail. Mes campagnes photographiques sont devenues plus amples ; à Wilder Mann a succédé Yokainoshima (qui couvrait l’archipel du Japon) puis Cimarron (les pays d’Amérique) et récemment AAM AASTHA, pour toute l’Inde. Mon protocole de prises de vues demeure centré sur le sujet, que je photographie la plupart du temps en dehors de l’agitation des festivités, des événements. Les lieux de prises de vues sont choisis pour l’écho formel ou symbolique qu’ils forment avec les sujets. Et si le périmètre couvert est large, je ne prétends pas à l’exhaustivité. Comme pour mes précédents travaux, je voulais que la série puisse être rassemblée et explicitée dans un livre qui soit autant un long poème visuel qu’une somme documentaire avec des notices revenant sur la nature de chaque tradition photographiée (le livre sortira au printemps 2023).

COMMENT PEUT-ON TRADUIRE LE TITRE DE L’EXPOSITION AAM AASTHA ?

On peut traduire AAM AASTHA par « des dévotions communes », le « commun » étant entendu ici dans son double sens : l’ordinaire et le collectif. Je voulais que le titre puisse traduire le vertige que l’on peut ressentir à la vue de ces traditions. On observe la hardiesse de leurs formes, l’opulence des couleurs, leur outrance magistrale, l’adhésion qu’elles suscitent et on apprend simultanément que ces figurations sont l’oeuvre de citoyens ordinaires, souvent issus de milieux pauvres, qui incarnent dans l’imaginaire collectif, le temps bref de la mascarade, des dieux. Le fait que ces personnes en font souvent, par nécessité, leur métier, qu’elles soient identifiées, connues du voisinage, croisées au quotidien, n’empêche pas du tout la dévotion qu’elles suscitent quand elles se transforment.

Vous êtes intéressé par le Ramayana* (épopée fondatrice de l’hindouisme, contenant des récits mythologiques et cosmogoniques) et ses interprétations dans différentes cultures d’Asie et vous avez entrepris en 2019 une série de voyages en Inde, pays dans lequel vous aviez déjà réalisé les projets Sikh Regiment of India (2010), Painted Elephants (2013) et School Chalo (2016).
QUELLE EST LA SPÉCIFICITÉ DE AAM AASTHA DANS VOTRE RAPPORT À CE PAYS ?

Parce que je m’intéressais au Ramayana, dans la diversité de ses formes en Asie du Sud-Est, j’ai fait un premier voyage en Inde. J’étais à la recherche de ses interprétations indiennes et je me suis vite rendu à l’évidence qu’il y avait une profusion de formes et de traditions et que le cadre strict du Ramayana que je m’étais fixé pouvait être élargi à un spectre incluant jusqu’aux traductions de la spiritualité bouddhiste présente sur le Nord-Est du territoire indien.

Même si les populations ont assimilé des formes dominantes de représentations hindouistes – par les films, la télévision, les livres scolaires –, leur éloignement des grandes villes permet de faire perdurer une multiplicité de formes : des traditions de masques sculptés, de totems, de formes de maquillage, des personnages propres à chaque région.
J’ai beaucoup voyagé pour ce projet, traversé la grande majorité des régions mais je n’ai sûrement fait qu’effleurer ce que l’on peut y trouver.
Réaliser AAM AASTHA a été un travail complexe parce qu’on n’a pas beaucoup de points de repères culturels par rapport à ce que l’on voit, même pour celui ou celle qui est déjà allé en Inde. Les formes, les couleurs, sont impressionnantes, stupéfiantes par leur profusion et on peut sans doute regarder les photographies d’AAM AASTHA en s’en tenant à ses variations formelles, à cet éventail de poses théâtrales. On peut aussi les considérer pour leur aspect documentaire, s’interroger : où cela se passe-t-il ? Qui sont ces gens ? Au-delà de la fascination première pour ces formes, mon approche a sans doute été assez pragmatique. Je voyais des gens dont le métier est d’incarner des dieux, c’était mon point de démarrage, puis de constater que cette incarnation, quand elle est faite avec ferveur, remporte une adhésion immédiate ; les gens y croient et alors cette théâtralité les gagne aussi, celui qui voit, qui reçoit, joue et permet d’activer cette incarnation.

C’est votre 3e exposition au Château des ducs de Bretagne. On peut vous considérer comme l’artiste associé.
QU’EST-CE QUE CELA ÉVOQUE POUR VOUS. QUEL LIEN FAÎTES-VOUS ENTRE VOTRE TRAVAIL ET LE POSITIONNEMENT DU MUSÉE D’HISTOIRE ?

Prenons la série précédente, Cimarron, consacrée aux mascarades afrodescendantes, qui a été présentée au Château des ducs de Bretagne en 2019. On retrouve dans les photographies des éléments qui touchent directement à l’histoire de l’esclavage en Amériques et qui figurent parfois des objets présents dans les collections du musée d’histoire de Nantes avec, par exemple, les cauries (de petits coquillages qui servaient de monnaie d’échange lors de la traite des êtres humains) ou encore des formes textiles comme les Indiennes. Sans parler des masques, que l’on va retrouver dans certains carnavals, notamment au Panama, qui rappellent des masques de mutilation et de punition ou aussi toutes les représentations de fouets que l’on va rencontrer dans presque toutes les Amériques : tout cela faisait écho aux collections du musée.
Cette résonance permettait une appréciation différente, sûrement plus complète du travail photographique et de sa dimension documentaire. L’approche propre à un musée d’histoire, et je dirai ici celle d’une conservatrice comme Krystel Gualdé enrichit le travail en le replaçant scientifiquement dans un contexte social, culturel, historique. La force du musée d’histoire de Nantes et de sa relation au Voyage à Nantes, c’est que mes interlocuteurs ont un pied dans l’histoire et un pied dans l’art et cela permet au travail photographique d’exister pleinement et d’en donner, pour les visiteurs, une lecture informée.

* QU’EST-CE QUE LE RAMAYANA ?

Épopée indienne composée en sanskrit par le poète Valmiki vers 300 après J.-C. et complétée d’autres récits à des époques ultérieures.
Elle se compose de 7 livres comprenant 24 000 strophes racontant la vie et les aventures de Rama, prince d’Ayodhya, et de Sita, fille du roi Janaka, qui représentent l’image parfaite de l’homme-roi et de l’épouse. Rama est banni par son père Dasaratha à la suite d’une intrigue de cour ; Sita lui est ravie par l’asura Ravana, roi de Lanka, son adversaire. Après une terrible guerre, aidé par les singes et les ours, Rama tue Ravana, ramène Sita et remonte sur le trône que lui avait conservé son frère Bharata.
Traduit en de nombreuses langues vernaculaires, ce poème épique est extrêmement populaire en Inde et il est également largement répandu en Asie du Sud-Est (Cambodge, Thaïlande, Indonésie).

Définition du Larousse : https://www.larousse.fr/encyclopedie/oeuvre/Ramayana/140258